Lors de cette première nuit au trailer, j’ai cru avoir entendu un mec râler en entrant dans la chambre. Quand je me suis levé, Edg dormait encore sur le grand canap, et un autre mec était plié sur le plus petit. Surement le grand frère. J’ai serré la main de Jude, l’homme donc, dont je me rappelais bien de cette soirée à l’école d’archi de Saint-Étienne. C’était il y a deux mois, mais ça ressemblait plus à un an. Le laissant préparer le petit-déjeuner, j’ai inspecté la maison. Dans les mythes sociologiques, un trailer est l’habitat des pauvres white trash. Ici il a été construit sur la propriété des parents de Jessie, pas très loin de l’habitation principale, et le loyer de nos hôtes servait à racheter les murs de tôle faiblement isolés. Même quand il faisait gris, sortir dehors valait à prendre un grand coup derrière la tête. C’était pourtant l’étape obligatoire pour fumer une cig. L’air de la Louisiane est lourd, chaud et toujours saturé en humidité, et faisait malaise au trailer sur climatisé. Le pied dehors faisait donner l’assaut à deux pairs de chiens, les uns roux genre cocker, ou plus gros, les autres de même taille mais blancs à grosses taches noires. Le plus sympa des deux appartenait à Jessie et Jude. L’autre face du trailer donne sur un petit trésor de festivités peace. Ce patio faisant la moitié de la longueur de la bâtisse était couvert par un toit et toute sa périphérie était fermée par des moustiquaires sensés rendre l’endroit hermétique aux bizarreries trainantes dans le dégueulis de vert des bayous, mais qui ont vite été à plusieurs endroits déchiquetés par les chiens. Beaucoup de canaps, fauteuil suspendu, hamacs, table de ping-pong, tableaux, bibelots indiens, bougies. Bien sûr la chaleur y est aussi étouffante, peu de petite brise de vrai air, mais jamais de soleil. Il était tout de même nécessaire de boire une bière fraiche pour bien fumer une clope. Non loin de la maison, un grand étang presque vide, logé dans la courbe de la lisière d’arbres fins et opulents de verdure, qu’un tuyau d’arrosage sortit de la maison remplie. De l’autre côté du lagon en construction, une petite bâtisse en bois que Randy, le frère de Jessie, fait construire. Il devait laisser le trailer au couple. D’ailleurs quand je suis rerentré en cette première matinée, il n’était plus sur le canap et mon sac était rependu devant la porte de sa chambre.
Paul s’est levé et est doucement venue l’heure d’aller chercher sa future coloc à l’aéroport de Lafayette. Manon débarquait de New York où elle s’est payée une suite hors de prix pendant quatre jours et a pu visiter la ville en solitaire. Je l’avais croisé deux fois. On était allé boire un pot au Soggy avec Edg et la sœur d’un pote, ancienne de l’échange avec Lafayette. C’était un jeudi et j’avais feint la maladie du vendredi à mon stage, ça l’avait fait rire que je sois allé jusqu’à me faire vomir dans les chiottes des algeco pourris du chantier à côté du bureau de mon conduc pour qu’il atteste de ma maladie. C’est peut être un peu extrême, en tout cas j’avais vraiment pas envie de remonter encore une fois à Berk en Brousse pour faire réviser les classeurs de documents que je me faisais chier à trier. Normalement ça avait pris, même s’ils m’avaient retiré 20€ sur mon salaire déjà maigre. On était ensuite allé manger un Kebab rue Saint-Jean, et Manon nous avait avoué qu’elle ne s’était jamais aventurée plus au sud dans la ville. Elle a fait un BTS décoratrice d’intérieur où elle à rencontrer son mec et a passé ses trois ans d’archi à bosser tout le temps, et pour temps libre aller voir son homme à Lyon. La deuxième fois que je l’ai vue, c’était la même fois que Jessie et Jude, la fin des cours d’archi. Elle était détruite parce qu’elle avait pas les notes pour partir à Lafayette, faute a un manque de travail dont elle n’avait jamais été habituée à souffrir. Moi je l’avais trouvé pas si désespéré, on avait pas mal parlé sur le trottoir devant le Ninkasi. Finalement le jury a été clément avec elle et lui a accordé sa bénédiction. Le mien a refusé de me laisser partir en Argentine pour l’année prochaine sous prétexte que j’ai eu une mauvaise note en calcul de structures métalliques. Béton armé et structure métallique, c’est vraiment deux matières de toto que j’ai pas eu, ou il suffit d’appliquer des recettes toutes faites. Elles me disent vraiment rien, ces recettes. Bon, je n’aurais surement pas fait ce voyage si j’avais été envoyé à Mendoza, alors ça compense un peu. J’avais également croisé Manon la semaine d’avant le départ. On avait fait une grosse soirée pour les vacances, elle était venue avec son mec free fighter décorateur d’intérieur qui s’était embrouillé avec jojo pour une histoire de Real/Barsa pathétique. C’était énormément engrainé par Alain, ça, il sait faire. Le couple n’était donc pas resté longtemps, et c’est à cette soirée qu’Angeline a dormi la première fois à mes côtés.
Pour lui faire une meilleure arrivée, Edg avait insisté pour qu’on s’entasse dans notre, ou dorénavant leur, majestueuse Cavalier. Manon a débarqué à l’aéroport en milieu d’après-midi, a hugé Edg et m’a dit bonjour assez sobrement, comme de vieux amis qui se connaissaient depuis longtemps. Sur le parking elle s’est donné l’air légèrement choqué, de la vue aérienne très verte de la ville bien sûr incomparable à New York, puis du mur de chaleur, des quatre personnes souriantes qui étaient là pour elle, de sa voiture noire et défraichie puis du four solaire sur nos têtes à l’arrière de la voiture. On lui a proposé de conduire, elle a décidé d’attendre. Commencé à râler quand on a sorti nos clopes et à fumer dans la voiture, puis finalement s’est dit que si on aérait bien, ça ne la dérangerait pas trop. Tant pis pour la clim, l’air chargé désaltère aussi. On a fait un premier arrêt à un Daiquiri Shop, truc purement Louisian. Un Drive In qui sert de la glace pilée à l’alcool, plus ou moins sucré et fort, dont la taille peut aller jusqu’au gallon. J’ai pris le blue diesel à la vodka et au rhum, noté comme très fort. En réalité c’est assez sucré, l’alcool est assez transparent et sent la sale qualité. C’est marrant que ça soit servi dans des grands gobelets en plastiques granuleux sans aucune inscription à des mecs qui conduisent. Jude nous dit que ce ne fait pas si longtemps que boire et conduire est interdit en Louisiane.
Le trailer nous accueillant était plus proche de New Iberia que de Lafayette. Il fallait prendre l’interstate allant au sud, puis sortir à un moment, et prendre sur la gauche lors d’une longue ligne droite. Vivre dans la vallée du Gier ne nous a pas habitués aux plaines, l’horizontalité incroyable appliquée à la totalité de l’état rendait donc les déplacements hasardeux. Sortaient de l’herbe verte uniquement les enseignes de fastfood et les drapeaux américains, les larges routes filant sans réel horizon auprès des maisons posées sur des moellons et cernant les forêts denses et impénétrables. Nous étions placés dans un décor de jungle que je n’avais jamais expérimenté. Couplé avec la chaleur incessante, ça produisait un grand sentiment de laisser-aller. Mais nous étions extrêmement sereins. Randy reprit possession de sa chambre et nous nous installâmes dans le salon. Il ne nous parlait pas trop. C’était un pompier et il commençait ses deux semaines de vacances d’été pour principalement pouvoir profiter à boire beaucoup de bières et à faire la cuisine. Des Keystones Light, pas des vieilles Coors ou Bud light, un peu plus de gout dans ce mélange d’eau chimique et de bière presque sans sucre. Et la cuisine est une des grandes caractéristiques de la Louisiane, un mélange de créole et de cuisine américaine, si elle existe vraiment. C’est d’ailleurs complètement un truc de mec, de cuisiner, Jude adore aussi et aime la France en partie pour ça. Pour notre première soirée, il nous avait fait une grande marmite de mijotée de poulet fermier, aux épices, avec des patates vapeur, délicieux. Il n’était pas rare de voir Randy passer son aprèm à cuisiner sa marmite en buvant un bon nombre de bières et en faisant des pauses clopes très régulières. Il était donc très souvent gras et même si ses blagues étaient parfois un peu dures à comprendre à cause de son accent du sud très fort, il était facile d’imaginer de quoi ça parlait. Inutile de dire que ça ne plaisait pas trop à Manon, et ça embêtait un peu sa sœur qu’il passe ses journées à rien faire qu’à boire, même si c’était "mieux qu’il fasse ça plutôt que pire".
On a pris possession du salon. Un trailer est par définition tout en longueur, les deux extrémités étaient occupées par les chambres, celle de Jude et Jessie avait même une salle de bain luxueuse, celle de Randy plus minimale. Au centre il y a la cuisine ouverte sur une grande table-bar fixe, puis le salon sur moquette avec un grand meuble de télévision des canapés, fauteuils, et dans un coin un immense tableau d’un éphèbe en costard italien, buvant un martini à olive et laissant échapper une trainée de fumée, un peu à la Edward Hooper. On a donc déballé nos trois sacs dans un espace entre les sofas de cuir, tout en bordel organisé, on appelait ce lieu le campement de français. Le grand canapé proposait un couchage surélevé alors qu’un tapis de couverture formait une surface de dodo pouvant accueillir trois ou quatre personnes. La journée, on roulait les couvertures sur le côté du trailer. La nuit, Randy faisait une pause toutes les trois heures pour venir piller le frigo, boire une bière et fumer une clope dans la chaude nuit Louisiane. Je suis sûr que si les fauteuils qui fermaient notre carré français avaient été tournés vers l’extérieur, il se serait volontiers posé dessus pour manger ou envoyer des textos. On n’espérait pas trop déranger, mais le lieu nous convenait si bien. Dans le meuble il y avait une grosse collection de DVD et de vinyles, et Everybody Knows This is Nowhere sonnait différemment sur de la cire. Pourquoi pas finalement, go back home, and take it easy.
Jude et Jessie revenaient tout juste d’un voyage en France, d’où on les a croisés. Ils étaient hébergés par Amandine, amie de l’échange, et on fait un voyage vraiment atypique. Ils sont allés plusieurs fois à Saint-Chamond, chez les parents Sacchi, ont visité la rue de la République, ce qui faisait tiquer tous les passants ; pourquoi y’a deux américains qui se promènent dans cette rue, au milieu des gamins arabes qui n’ont rien à faire de leurs journées, des ménagères qui vont s’offrir une chemisette dans des magasins de troisième degré de mode et des instits faisant leurs pleins d’encens. C’est ça aussi, la vraie découverte d’un pays. Ils résidaient à Saint-Étienne, on fait des excursions en EasyJet en Irlande, Amsterdam, et sont allés à Paris en venant, et sur la côte d‘azur avec la voiture de Amandine. Ils se sont mis bien en saucisson et ne roulant pas sur l’or, ils sont fauchés et doivent bosser pour renflouer leurs comptes et leurs dettes. Après notre voyage de folie dans l’ouest sauvage étatsunien, ça me faisait un peu de peine que d’autres aient passé leurs étés à visiter Saint-Chamond et la vieille Europe, mais après tout, ils avaient l’air d’avoir adoré..
Il nous fallait un peu de weed pour passer les aprèms croulants de chaleur. Jessie et Jude fumaient, naturellement, ils avaient été déçus du shit français qui fait mal à la tête, normal. Un soir, ils nous ont emmenés en ville. On est d’abord allé faire un billard dans la rue principale, chose extra, tous les bars sont fumeurs. On est ensuite allé chez une pote à eux qui pouvait nous vendre un peu d’herbe. Personne dans sa maison, c’est son frère qui dealait et elle ça se voyait qu’elle était stressée de nous vendre un truc illégal, dont elle en connaissait pas grand-chose. De sa main à moitié tremblante, elle nous a sorti deux têtes et demie et en demandait trente dollars. On c’est regardé avec Edg, et on a hésité. Ça le fait peut être pas trop de refuser, surtout que c’est une copine de Jessie, mais pas trop le gout de se faire arnaquer par son grand frère. Elle nous a dit que c’était de la qualité, même si elle ne fumait pas. On a commencé à sortir les billets, puis on a finalement refusé, se disant qu’on trouverait mieux ailleurs. On s’excusait tous, nous de pas le prendre, et Jude et Jessie d’avoir un plan pas terrible. L’apprentie G, clairement la plus mal, nous a sèchement invité à sortir et nous a claqué la porte aux talons, ce qui énerva profondément Jude. C’est vrai que ça fait pas trop sérieux. Il nous a ensuite promis qu’il nous trouverait un meilleur plan et qu’il s’occuperait du deal.
La Louisiane c’est pas le meilleur endroit pour atterrir sur le continent américain. Les sept heures de décalage horaire couplé à la chaleur des tropiques, ça demande minimum trois jours d’adaptation. Heureusement Manon avait passé quatre jours à NY pour se remettre à l’heure, mais elle était quand même décalée. Même si elle avait pris des cours, son anglais était vraiment limité, elle ne comprenait vraiment pas tout et avait un accent français qu’au moins nous comprenions parfaitement. Elle était décalée sur les habitudes aussi. Après quelques jours elle nous a demandé : « y se passe pas grand-chose là, c’est plaisant, mais c’est vraiment tout ce que vous allez faire de tes dix derniers jours sur le continent américain? » Elle n’avait pas l’habitude de rien faire, quoi que rien veuille dire. Elle racontait qu’elle avait passé sa vie dans ses cours, pendant ses vacances, elle allait visiter des musées d’art, des œuvres architecturales, mais jamais profité pour vraiment prendre son temps. L’atterrissage lui allait puisqu’ils resteraient un an dans cette ville et pourra en faire le tour, mais moi je comptais mes jours séparant la date marquée sur mon billet d’avion. Douze au total, et ils passaient vite. On était fatigué et pour attaquer la Louisiane on a pris notre temps. Ça faisait aussi du bien de ne pas faire que du Paul Edgard, de pouvoir parler à une autre compatriote, et à nos long-term hôtes, qui se sont rapidement transformé en ami, et nous nous sommes rapidement sentis dans leurs trailers comme dans notre maison. Nous avions très vite fait de nous régler aux coutumes de la clope dans l’arrière maison avec la Keystone, quelque pipes de la weed que Jude nous a ramenée, qui est pas vraiment de meilleure distribution que celle que nous avait proposé la fille en stress.. mais tout de même très appréciable. On a regardé pas mal de films dans la collection de DVD de la maison, qui nous parlaient maintenant beaucoup plus clairement. Il était une fois dans l’ouest, le génial Fear and Loathing in Las Vegas, qui m’a cette fois réellement parlé, et qui allait me parler de mieux en mieux, American Beauty et les mornes banlieues que nous avions aperçues, Virgin Suicide, idem, en encore plus tragique, Casino, réexpliquant Las Vegas et possédant une conclusion qui a totalement modifié mon appréciation plutôt négative de la ville du péché. Peut-être qu’elle était moins fausse avant. Manger, jouer avec les chiens. Hulla, la fille de la maison, était de loin la plus intelligente de tous les chiens que je méprisais alors. C’est complètement lié au maitre, m’a dit Randy, et les trois autres sont à mes parents, c’est pour ça qu’ils sont cons. Mais Hulla avait une vraie personnalité, comprenait presque tout ce qu’on lui disait, prenait même des ordres en français, si un petit accent américain y trainait. Une jolie border collie veyron. Un jour dans le patio elle a renversé un cendar. Jude l’a engueulé et elle n’a pas osé s’approcher de lui pendant plus d’une heure. Elle se cachait sous les canapés quand il se rapprochait d’elle, en surjouant légèrement, jusqu’à ce qu’il lui ordonne de monter sur ses genoux et de lui faire un câlin. Elle est devenue folle, l’a sauvagement léché puis après avoir fait quatre fois le tour de la table à toute allure, s’est jeté sur son frère en le plaquant par terre. J’ai toujours détesté les chiens, mais Hulla a redressé sa race à mes yeux.
Y’avais aussi trois chats qui habitaient la maison, deux bouts de fourrures plus connes que des peluches qui passaient leur journée à se prélasser et à grogner quand on s’en approchait, et un troisième à ranger sans hésitation dans la catégorie des freaks. Complètement au ralenti, dès qu’on le caressait il se jetait par terre en ronronnant les yeux fermés, puis random il se mettait à mordre les yeux méchants mais sans aucune force. C’était le seul qui avait pas peur des chiens et qui se mettait en travers de leur route sans raison, les yeux complètement plissés. Personne l’aimait dans la maison parce qu’il avait une sale gueule, Randy le faisait dégager en lui criant dessus dès qu’il pouvait. Avec Manon, on l’a surnommé Chéper le chat. Beaucoup de Chéper au states.
Manon arrivait pas à être défoncée. Okay, on ne roulait pas des trucs trop chargés et la weed n’était pas de qualité exceptionnelle, mais elle n’avait plus fumé depuis le lycée et avait perdu l’habitude. Paul pensait qu’elle se lâchait pas assez, bridait trop son esprit pour le laisser divaguer. Pourtant elle avait l’air d’essayer. Le contact avec Edgar était un peu plus distant que la précédente fusion. C’était comme si on avait passé un mois ensemble dans tous les pans de la vie, qu’on s’était découvert jusqu’a plus en vouloir, puis soudain on pouvait respirer un air un peu plus rafraichissant. Et Manon, bien que très différente de tout ce que j’aspirais alors, avait une réflexion et un regard intéressant. J’avais l’impression que c’était surtout Edg qui en avait marre de moi. On aurait dit qu’il pensait que je me forçais à être quelqu’un d’autre, ou je ne sais quoi, je n’avais pas envie de m’attarder à ce genre de jeux de rôles sous-entendus. Posé, je me suis remis à faire des pompes avant chaque douche et me balade plus que souvent torse nu, ou dans le salon sous ma chemise épaisse blanche à gros carreaux. Manon m’appelait Lumberjack, le bucheron, et je lui ai appris la définition du hipster. Jessie résumait avec une définition assez simple : c’est des ricains qui se prennent pour des européens. Ça me corresponds pas. Moi c’est l’inverse.
Le trailer vibrait plus que tout de musique. Randy était le frontman d’un groupe de Rock, chanteur et guitariste, avec pour projet de sortir 3 albums dans l’année scolaire, et Jude avait aussi un gros background musical. Il fait toutes sortes d’instruments à corde, guitare, banjo, mandoline, a fait du violon dans un groupe cajun. Il m’a présenté sa guitare électrique qu’il a construit lui-même, on fit quelques bœufs, pour moi quelques simples accords de guitares pendant qu’il jouait vite en en frottant plusieurs cordes à la fois, à la cajun. Avec les harmonicas de Randy je leur ai fait voir que je pouvais folker aussi. Les trois habitants de la maison vouent un culte à Bob Dylan, il y a des photos de lui et plusieurs de ses biographies dans la bibliothèque du salon. Tous étaient d’accord que Paul Edgard ressemblait énormément à ce dernier. C’était un truc qu’on lui disait très souvent. Pour une fois, je n’étais pas jaloux, car la mère de Jessie trouvait que je ressemblais à Leonardo DiCaprio et m’appelait donc Léo. C’était inédit, on m’avait déjà fait Jarhed Leto, des anciens de l’ENISE voulaient que je leur vole une télé, je n’avais jamais vraiment compris pourquoi. Mais la plus grosse référence de Randy restait les Beatles. On a regardé le film A Hard Day’s Night et j’ai trouvé ça un peu stupide. J’étais dans la découverte chronologique de leurs albums, et ils changeaient successivement ma vision de la musique pop rock. J’en étais alors à Revolver, l’album de l’acide. Par la suite je n’accrocherais pas vraiment à Sergent Pepper, pourtant sacré meilleur album de tous les temps par Rolling Stones Mag, mais vénèrerais le white album, où l’on peut bien ressentir les influences de ces différentes personnalités. Je leurs rattacherais même à mes meilleurs amis, Paul Edgard en Paul McCartney, Jacques en George Harrisson, Arthur en Ringo Star, et moi, naturellement, en John Lennon.
La musique cajun est intéressante, même si bon c’est pas ce qui me viendrait à l’esprit d’écouter. Ils ont les trois quarts de leurs paroles en français, mais assez dures à comprendre tout de même, ça parle de trouver exemples
Les animaux nous gravitaient constamment autour et fournissaient une présence marrante. Hulla avait un sérieux problème d’addiction au lancer de bâton. Dès que l’on était dehors et hors d’arrière-cours, elle avait constamment un bâton gluant dans la gueule qu’elle posait sur nos chaussures en fixant nos yeux, et si nous cédions en lançant le bâton, elle recommençait son chantage affectif, indéfiniment. Jude avait essayé de tester à quel moment se lasserait-elle, au bout de trois heures de lancer, il avait abandonné. Quand nous ne voulions plus le lancer, elle cassait le bâton en deux, peut-être pour qu’il soit moins lourd ? Il n’en devenait pas moins gluant. Elle pouvait aller si loin dans la subdivision qu’il ne restait que des miettes de bois à lancer. Si elle ne trouvait plus de bâton, elle nous tendait des feuilles mortes. Si on daignait malgré tout de les lancer, elle n’allait pas loin, mais ça suffisait à Hulla pour courir de partout. Quand Jude lui disant « à l’eau », elle bondissait dans l’étang comme une gazelle. Comme elle savait qu’elle n’avait pas le droit de nous approcher alors que mouillé, ça la tenait à l’écart. Voyant un peu de place pour lui, c’était alors son frère Hulk qui voulait aller chercher le bâton, mais il n’avait aucunement la même puissance de persuasion. Chéper le chat ne comprenait pas ces comportements autistiques, il nous regardait stoïquement de loin. Il faut dire qu’il n’avait d’interaction qu’avec Manon et moi. Les américains préfèrent les beautiful freaks.
Le dimanche gris qui était au centre de mon séjour en Louisiane, on a été invité par les parents au repas dominical. On s’est retrouvé entouré de toute la famille Viator, c’est-à-dire le petit frère assez discret, la cadette assez mignonne qui rentraient à l’université deux jours plus tard, Jessie et Jude, et Randy, d’où on a appris qu’il était le grand frère de Jessie, et qu’il avait 25 ans. La famille à déménager à Lafayette il n’y a pas très longtemps, peut être en même temps que Jessie est venu à l’université. Ils viennent d’Alabama, ce qui leur donne ce côté plus sudiste que louisian, et explique l’accent de Randy. Bianca la mère avait de faux cheveux blonds, est sympa sans avoir la langue dans sa poche, et le père était une belle figure américaine, grand et costaud, les cheveux grisonnants, concessionnaire de voitures. Il nous a invités chez lui pour le repas dominical. Le frère du père était présent avec son fils de cinq ans, surdouée à qui personne ne parle à l’école. Le repas était composé d’une dizaine de plats, à se servir sans ordre et sans place assise. Randy, après une petite tension que l’on n’a pas comprise, est allé manger son assiette dans le trailer. Le père qu’on voyait pour la première fois et qui devait en être à sa sixième bière nous a serré plusieurs fois la main et nous a encouragés à passer plus souvent chez lui. Plus tard dans l’après-midi, la mère, est rentré dans le trailer comme elle en avait l’habitude pour râler contre Randy qui lui avait volé de la bouffe ou des produits d’entretien, et nous a quasi surpris en train de fumer une pipe dans le salon. Pour rigoler, elle a demandé si elle pouvait en avoir.
On l’a appris qu’après mais sa saoulait un peu Bianca qu’on squatte chez sa fille ; elle nous a dit plusieurs fois de nous garer derrière le trailer pour pas qu’elle puisse voir notre vieille voiture de sa maison. Manon et Paul ont passé pas mal de temps à regarder les logements sur Craiglist. On en a visité deux, et poser l’application qui regroupe toutes les informations dont les propriétaires ont besoin pour trier et choisir leurs locataires, ethnicité demandée, toujours. Les deux maisons étaient assez grandes, avec des devantures en porche comme dans les sitcoms. Les proprios étaient prêts à réduire le temps minimal de location parce qu’il s’adressait à des Français doublés d’étudiants. J’ai pas cherché à trouver des repères dans Lafayette, même si j’y suis resté quelque temps, j’en avais pas envie, je préférais me faire guider par Edg, comme toujours. Manon a conduit la première fois toute seule pour rentrer de la deuxième maison au trailer, et quelques semaines plus tard, c’est ce lieu qui accueillit la délégation de français en Louisiane.
Jude était en quatrième année d’architecture. Il nous a emmenés visiter les locaux de l’UL et nous a fait rencontrer le directeur du département. Mes deux camarades devaient normalement faire une troisième année aux états unis mais je pense, par souci d’ego, qu’ils voulaient faire les cours avec les quatrièmes, comme il fut normal en France. Et puis Jude les aurait aidés pour le boulot, et le reste. Mais le programme de troisième année était mieux pour eux. J’ai attendu avec mes deux collègues dans des bureaux, même si j’avais rien à faire là, secrétaire et responsables semblaient contents de me voir aussi. Les français ont l’air particulièrement bien traités dans cet état. C’est, comme en Russie, une marque de haute société de parler en français avec ses amis. Puis y’a plein de petits trucs de notre style de vie qui semblent vénérés. S’ils savaient à quel point on vénère la leur, ils seraient probablement un peu déçus.
Un soir on leur a fait une bouffe, on s’y est pris à 9pm pour aller faire les courses et on voulait y inviter les parents, mais bien sûr ce fut trop tard pour eux. On a fait des trucs simples, Salade avec vinaigrette, tomate à la provençale, tarte au saumon et tomate, vin rouge. Manon sais bien cuisiner, elle achetait bio et diète, elle a fait la chef, enfaite, moi, j’ai pas vraiment fait grand-chose, personne à impressionner. J’ai fait une partie de la vaisselle. Les ricains se sont régalés, surtout la salade lyonnaise à la vinaigrette, pourtant c’est complètement facile à faire. Le service à l’assiette peut être, ou le repas convivial, ou l’arrosage au vin rouge. Jessie est resté à la bière et Jude nous a annoncé qu’il n’y avait pas grand-chose qui pouvait lui faire plus plaisir qu’un groupe de français cuisine pour lui, chez lui. Y’avais Laurie aussi présente, qu’on avait vue le soir de notre arrivée au bar.
Les soirées typiques au trailer étaient composées d’un pack et demi de Keystone Light, une bonne bouffe de Jude ou Randy, quelques jack daniels avec beaucoup de glace, puis le suçage de de glaçons, quelques pétards que Paul roulait avec pas mal de tabac, ce qui n’étonnait pas Jude et Jessie puisqu’ils revenaient de France et avaient vécu avec nos mauvaises habitudes de fume. Randy n’en prenait jamais, quand je lui ai demandé pourquoi il m’a répondu qu’il était testé régulièrement pour son travail de pompier, et qu’il en avait assez profité dans son passé, bien qu’il aurait toujours adoré fumer. Ça c’est vu dans ces yeux, puis ça c’est vu qu’y’avais pas que l’innocente marijuana, que c’était un truc qui l’avait beaucoup servi dans un temps, avec du plaisir et du regret. Il ne pouvait plus, mais ça lui allait bien de faire les trucs de son côté. Un jour il est arrivé en rigolant, les yeux plissés, il venait de fumer de l’herbe à chat. C’est indétectable pour son boulot, et ça doit aussi un peu attaquer le cerveau des humains. Après tout pourquoi pas. Si tu veux penser comme un chat, tu dois fumer comme un chat. La journée on pouvait partir faire des emplettes, voir les immenses hyper machés, que Manon trouvait pas vraiment plus grands que les français. Pour les bières on faisait Keystone de supermarché, mais pour les vins et spiritueux, on allait chez Marcello, qui n’avait d’italien que le nom, mais avec de nombreuses belles bouteilles pas cher. En revenant, on mettait souvent en fond un rockumentaire tiré de leurs impressionnantes collections, les deux parties de No Direction Home, Gimme Shelter, Live at Pompéi, Manon s’endormait devant et on sortait fumer dehors.
On sortait aussi à Lafayette. Sur la route on s’arrêtait dans des Fast Foods différents, racontant n’importe quoi dans sur Papa Jones ou sur ses Po boys, puis quelques bières dans les bars sympas où l’on jouait au billard ou aux fléchettes. Un jour on est allé dans la coloc du mec d’Amy, une des filles qui nous avait accueillis à l’Art’mosphere, le premier lieu que nous avions fréquenté à notre arrivée. Une maison avec beaucoup de monde sur la grande coursive du premier étage, like a Uni party. Y’avais pas mal de gens devant la PS3 qui jouaient à Fifa, j’ai pris la gagne et face à Arsenal j’ai aligné l’AS Saint-Étienne. J’ai joué trois matchs ou j’ai gagné au minimum de +2 buts, alors que les mecs semblaient passer pas mal de temps dessus. Randy jouait beaucoup contre l’ordi au trailer, il était vraiment vener quand il perdait. Moi j’y joue juste avec mon frère. Peut-être que des fois il suffit d’avoir la confiance et la gagne. Je les ai lâchés pour aller fumer un spliff en leur annonçant que le foot c’était dans le sang, que des américains pouvaient pas comprendre. Y’en a un que ça a énervé, un petit un peu gros, avec un piercing au nez et un style vaguement gangsta. Après mon spliff il m’a amené dans sa chambre et m’a annoncé passer aux choses sérieuses, et a sorti Soul Calibur III. J’avais le deux sur la GameCube, donc quelques bases, j’ai poursuivi l’insolence et lui ai mis une misère pas possible. Même avec Dark Vador, dont j’imaginais pas la présence hors d’un produit LucasArt, même avec ses mouvements à 2 à l’heure et son vieux sabrolaser contre Raphaël le français qui fait de l’escrime comme un parkinson asperger, je lui ai mis que des défaites. Le petit gros était vert. Dehors on a bien parlé à une fille étrange, et comme toutes filles baroques et mystérieuses, elle a plus à Edgard. Comme beaucoup des rencontres temporaires américaines, elle nous a demandé nos signes astrologiques, et a jugé intéressant et logique qu’un Verseau et un Bélier soit pote. Curieux, j’ai demandé pourquoi, qu’est que ça voulait dire, et elle a répondu à côté, comme toujours. Elle sortait avec un ancien très bon ami de Randy et Jude, un musicos avec une tête d’ange qui a tout lâché pour elle. Nos hôtes la comparaient à un méchant poison, avec tous les défauts torturants, l’addiction de la drogue, une vague production d’ébriété peut-être, mais les valeurs bafouées, l’isolement. Elle se vantait d’avoir avorté six fois. Jessie a interdit à Edgard de tourner autour d’elle, pour le bien de tout le monde. Ce eu l’air de contrarier un peu Paul, même s’il disait s’en foutre.
Une jolie journée ensoleillée, on était en ville entre français. On a mangé un Po’boy, des sandwichs de pains coupés bien louisians dans un resto en bois ou la clim était cassé. Assez intenable, le dehors toujours cuisant et bain mariant. On est sorti et on a mangé une glace au Burger King, ruminant une idée. On a finalement traversé le parking pour rentrer dans le tatoo shop AAA. On m’a donné une feuille à remplir, puis sans trop réfléchir plus, une jolie demoiselle m’a emmené derrière un paravent, ce qui a fait trémoussé mes deux copains. Elle l’a dessiné sur un bout de calque, un peu étonné, puis a frotté ma cote avec de la pommade. Jude nous avait dit que c’était des artistes, là le boulot a pas été trop compliqué. Un carré noir, plein, de 1cm de côté, approximativement, sur le côté droit. Ça a duré dix minutes, sa gratouillais un peu mais je m’attendais à pire. La tatooeuse m’a pas trop parlé, elle m’a juste lâché à la fin qu’elle ne connaissait personne avec un seul tat, il y en a toujours qui suivent. Je ne la crois pas parce que ça va à l’encontre de mon raisonnement. Dressés devant mes potos, ils ont trouvé ça drôle. Paul pensait que j’allais avoir une grande gueule. Même inscrit devant lui, il ne voit toujours pas son intérêt, trouve que c’est se forcer à se prouver quelque chose, que c’est donc irréfléchi et non sur le long terme. Il ne voyait pas non plus l’intérêt de le faire à un endroit qui est principalement visible par sois même. La cote c’est discret, mais comme je suis la plupart du temps torse nu... Juste après moi, une mère et une fille noire allaient se faire tatooer la même silhouette sur le ventre, celle du père et du mari qu’elles venaient de perdre. Edgard comprenait ce raisonnement, surement car c’était bien plus symbolique et touchant que le mien. Moi j’ai personne à faire rentrer dans ma chair, à par moi et mon esprit. D’où le symbole des quatre côtés égaux, de l’équilibre, la forme à la fois parfaite, simple et rare. On ne peut pas se lasser d’une forme aussi neutre, contrairement à une phrase vaguement philosophique ou à un dessin à la con ?! Ça ne supporterait pas l’âge. Et puis qu’importe l’âge finalement, quand je serais vieux, je me rappellerais toujours de ce voyage. Puis on croira que j’ai fait remplir une croix gammée, ou que j’ai un pixel mort, ou un trou causé par une balle carrée, ce qui me ferait un autre trou de balle. Toutes ces blagues sont arrivées bien après. Quand on a eu fini, j’ai eu envie de rentrer au trailer pour jouer à Duke Nukem.
On est passé choper des daiquiris pour fêter ça, Manon était plus animée et l’ambiance dans la voiture était très spéciale. On s’est complètement perdu dans la plateure des routes qui partent en ligne droite, dans ces blocs de commerces qui se ressemblent tous, sous un soleil déclinant et laissant échapper un soulagement de fraicheur. On s’est arrêté dans une station-service pour acheter des clopes et des bières et écoutant le US3. Natural Mystic de Marley, la meilleure entrée de voix du reggae ; la révolution ne sera pas télévisé de Gill Scott Heron que Edg passe toujours après une minute de discours qui tombe sur la petite entrée calme de Dance Yourself Clean, trois minutes d’ambiance sur chant criant, cinq de crapulade. Le soleil se couchait sur la plaine, toujours fenêtre ouverte et clope ventilé dans notre Chevy Cavalier. Le ciel était rouge, comme une fin d’été. On est arrivé de nuit au trailer, les daiquiris que l’on avait pris pour tout le monde avaient bien commencé de fondre. J’ai annoncé la surprise à la maisonnée en enlevant ma chemise en jean. Jude et Jessie étaient peu surpris, Bianca a rigolé en me reluquant, un peu, et Randy a cru jusqu’au lendemain que c’était une blague au marqueur.
Je suis allé acheter une autre pommade parce que Manon, qui avait pris l’obsession que rien ne s’infecte, était sûre que les deux sachets qu’ils m’avaient filés ne suffiraient pas. En profitant pour passer à FedEx, elle écrivit une lettre pour son fiancé. Je ne sais vraiment pas pourquoi mais je m’étais surpris à regarder par-dessus son épaule et avait vu la conclusion de sa lettre par un « je t’aime » et un cœur, ça m’avait fait une impression étrange. Déjà ce n’était pas du tout raccord avec la tronche qu’elle avait en écrivant ces mots. Puis en général, je trouve bizarre d’utiliser ces mots simples et surpuissants quand le reste de la lettre se contente d’expliquer brièvement quelques banalités. D’habitude j’essayais de me tenir le plus possible à l’écart des affaires de couples. J’écoutais quand on m’en parlait, mais généralement sans donner trop d’avis perso, car ça ne m’intéressait pas, ce qui se passe chez les filles. N’empêche que Manon s’occupait bien de moi et s’assurait que je nettoie suffisamment ma fausse plaie, qui couplée à la chaleur, rendait chacun de mes mouvements vraiment pénibles. J’avais jamais vraiment été dans le soin, il fallait bien que quelqu’un s’en soucie. Je trouvais que c’était une des archi qui ressemblait le plus à Paul, ils avaient beaucoup d’intérêts communs, les bâtiments, les photos, les grandes conversations. J’avais cru voir une preuve de plus que mes études m’intéressaient peu, car bien que pris sous un angle différent, je n’aimais pas quand la conversation s’orientait sur l’architecture. La photographie, je la prends contant, bien qu’à force de prendre des photos avec le reflex d’Edg, je me suis attaché à l’objet et aux possibilités qu’il offrait à son utilisateur pour capturer une idée. Paul me disait que Manon était une des rares personnes de son entourage dont il appréciait vraiment les clichés. Moi j’y voyais une différence car le les trouvaient un peu plus snob. Mais je n’y connaissais toujours pas grand-chose à la photo. Pour les longues conversations, avoir une troisième centrale à idée, plus vieille, plus cultivée, et encore plus féminine que Paulette, était vraiment soulageant. On formait un beau trio. Et on cohabitait très bien avec notre trio d’hôtes américain, bien que l’appréciation de la beauferie de Randy fût variablement acceptée. Tout le monde était en vacances, c’eut été dès lors étonnant de ne pas être bien. Mes compatriotes s’acclimataient à leur nouvel environnement. Jude et Jessie se remettaient financièrement et émotionnellement de leur voyage, et étaient contents de nous regarder finir le nôtre. Randy était tout le temps bourré et avait l’air d’apprécier cet état. Nous oscillions entre la pipe et la bière. J’étais bien, plané et marqué au flanc, à ne plus trop bouger.
Alors que Paul et Manon étaient allés à Lafayette pour régler des problèmes concernant leur future entrée à l’université, nous sommes allés à la pêche sur le Lake Martin, à une demi-heure du trailer, avec Jude et Jessie, Blaye et Laurie la zombie. Je n’ai pas compris pourquoi Amy est venu, alors que nous étions sur le point de partir, avec l’enfant que Carly avait beaucoup gardé. Elles ne sont pas venues avec nous, peut-être à cause de la place sur le bateau. Les mecs étaient fans de pêche et maitrisaient tout, même si cette sortie était plutôt pour me montrer le bayou ; l’après-midi d’été, les poissons cherchent pas de bouffe, y fait bien trop chaud. Ils restent tranquillement au fond, dans la vase. On a mis le bateau à flot, et on s’est tous embarqué su l’immense lac bordé de marécage et de cyprès tombant. J’en avais pas conscience, mais de toute l’étendue de notre ballade sur le lac, le fond n’a jamais déplacé les deux mètres, et nous avions pied la plupart du temps. Sans compter la vase. La végétation proliférait de toutes parts des bords étriqués. On cherchait les crocos des yeux. Je devais garder ma chemise pour pas que mon tatooage prenne trop le soleil, ça et la chaleur à peine atténuée par la vitesse du bateau m’ont rendu absolument passif, mais j’ai énormément apprécié ces décors. On n’a pas attrapé de poisson, mais c’était bien plus enrichissant de slalomer entre les barbes de vieillards chutant à la recherche de la fraicheur de l’eau marron. Puis en bon lousians, on avait des bières pour se rafraîchir.
Quand je suis rentré en France, Angeline m’a offert un exemplaire tout neuf de Sur la route, elle avait tellement détérioré celui que je lui avais prêté avant de partir qu’elle n’avait pas osé me le rendre. En lisant l’intro, je me suis dit que c’était destiné.
cite intro
C’est aussi une bonne raison de mon tatooage, même si je ne savais pas qu’être un square était une expression américaine si définie. Je suis, donc le resterai toujours un petit peu, un square. Je rentre de voyage pour réviser un putain de rattrapage de béton armé dont je me contre fout, je suis poli et régulier, absolu trop souvent. Mais square informé complètement intronisé. C’est une bonne idée de le marquer, pour que quelque chose reste, toute ma vie. Manon croyait vraiment que j’allais le compléter avec d’autre truc, il ne faut jamais dire jamais, mais ce ne faisait absolument pas parti de mon plan. Il est un tout, c’est l’idée de base. Ça me suivra toute ma vie, ça changera donc peut-être. Je voudrais qu’il reste droit et ne se déforme jamais.
Un jour, on est allé voir l’exposition d’une pote de Jude, Michelle Ysere. Elle photographiait et dessinait, pas mal des trucs cajun, Edg était pas fan parce qu’il a une grande conscience artistique, moi j’ai trouvé ça pas mal. Un peu punkie, mais ayant une grande sobriété empruntée au stylisme tantinet hipster. J’y connais rien. Jude nous a présenté l’artiste, une fille avec un chapeau noir sur une frange de cheveux raides et noire et avec une peau très blanche et des lèvres très rouge. C’était une des plus vieilles potes de Jude, depuis leurs enfances à Eunice, dans le nord de l’état. Edg trouva dans le routard l’atelier à accordéon de son père, annonçant que c’était un des lieux de musiques à ne pas manquer en Louisiane.
La musique, on en mettait souvent pour danser dans la presque fraicheur du trailer’s backyard. On tapait dans Jack Daniels et dans les Keystones, puis on allait en ville pour boire des concerts aux bars. C’est Jessie qui conduisait parce que ça aurait été le moins pire si elle se faisait chopper pour ivresse au volant, nous disait-elle. Mais ça ne la stressait pas trop. Personne n’était trop stressé. On était derrière avec Edg et Manon, et dans la vitre arrière allongés on contemplait un orage se décher pas très loin. Il ne pleuvait pas, mais les éclairs occupaient la moitié du ciel quand il détonnait, et coupaient totalement le contact que nous avions avec la musique pour quelques secondes, le son et les autres en général, car tout devenait blanc. Good Times Bad Times, premier titre de la machine Led Zeppelin, suivit de la fête à Tijuana de Manu Chao et des français à mexico. Puis les boom boom d’Infected Mushrooms que tout le monde détestait mais qui me fait énormément rire, on les entendait malgré le fracas qui rend sourd et l’illumination du ciel. C’était tout derrière nous, ou nous étions dedans, en train d’en sortir, sans avoir réalisé sa présence avant qu’il détonne. Et nous n’étions pas touchés par quelque pluie. Elle aurait dû être sur nos têtes à travers le four solaire de notre voiture, mais elles ne nous touchaient pas. Puis venait le coup de feu électrique. Je ne l’ai jamais vu si puissant et noble, pas d’eau, juste de l’électricité embrasée.